Quelques extraits du roman
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À fond dans le
jeu. Sensation de
s’amuser comme des gamins. Plus rien d’autre
n’existe au cœur de cet
instant. Plénitude qui comble tous les vides
intérieurs. Jouer de soi.
Jouer des autres. Jouer avec soi et avec les autres. Jouer de
l’air et
du temps qui s’écoulent hors de toute mesure.
Jouer passion. ****
— Qu’est-ce qu’on boit ? On se regarde. Je ne sais pas trop quoi répondre. La salle fait vieillotte mais, tout de suite, on s’y sent à l’aise. Des relents de pizza s’insinuent entre les tables et les banquettes recouvertes de moleskine rouge sombre. Sur un fond de musique calabraise, quelques clients attardés s’agrippent aux minutes qui leur restent avant de replonger dans leur solitude éternelle. Perchés sur les tabourets du bar, un homme et une femme passablement éméchés, d’un âge indéfinissable, sirotent quelque alcool en devisant avec Pepito, qui trimballe son impressionnante carcasse en essuyant des verres avant de les placer un par un sur la tablette. …. — Alors, la réponse à ma question ? Un petit coup de rosé et je me lance. Le théâtre pour cause de timidité excessive, sur les recommandations d’un conseiller d’orientation. — Écoutez, Patrick, vous avez tout ce qu’il faut pour réussir une belle carrière. Ce serait dommage de tout gâcher parce que, dès que vous vous trouvez en face d’un interlocuteur d’importance, vous perdez vos moyens. Je vous conseille vivement de vous inscrire à un cours de théâtre. Vous verrez, vous progresserez rapidement. La première séance la trouille au ventre, les premiers mots bégayés plus que prononcés. Et, petit à petit, la découverte du plaisir de jouer, d’entrer dans la peau de quelqu’un d’autre. Tellement confortable de ne plus être soi-même ! Plus aucune raison d’avoir peur puisqu’on est autre, qu’on se présente comme quelqu’un qui nous est étranger ! Claire écoute, attentive. — Tu étais vraiment timide avant ? Je n’arrive pas à t’imaginer comme ça. — C’est vrai que j’ai beaucoup changé. Tu me croiserais comme j’étais à cette époque, tu ne me reconnaîtrais pas ! — Et tu as quand même réussi à jouer devant un public, à cette époque ? — Oui. Grâce à un prof assez extraordinaire. Très différent d’Erwan, que j’apprécie pourtant beaucoup. — Moi aussi. Il est super ! — Ce prof savait faire passer des choses incroyables. Petit à petit, il est arrivé à me donner de la confiance en moi. Et j’ai pu franchir le pas de jouer en public. Avec un trac pas possible, bien sûr, mais tellement bien préparé que c’est passé tout seul. Et une fois que tu as goûté à ça… Tu connais, hein ? Au fil des années de pratique, avec la confiance qui a continué à progresser, je me suis découvert une capacité à gérer les situations délicates, par un mélange de contrôle de soi et d’improvisation – simultanément, la maîtrise de ses émotions et l’audace de s’aventurer dans l’imaginaire, comme si on réussissait à créer un autre soi-même que l’on viendrait juxtaposer au vrai soi-même. Et je résume à Claire les dernières péripéties avec Alexandre et Baronnelli. — Tu vois, dans cette histoire, je crois que je m’en suis tiré parce que le Patrick Lambrot que je leur ai servi ressemble suffisamment au vrai pour être crédible, et en même temps il est suffisamment différent pour qu’il réussisse à se sortir de l’impasse. …. Et tout ça, c’est au théâtre que je le dois. Tu comprends ce que je voulais dire tout à l’heure ? Claire reste silencieuse. Mes propos la laissent songeuse. Je fais un signe à Pepito, qui rapporte la bouteille de rosé, remplit nos verres et la laisse sur la table avec un clin d’œil de complicité bien appuyé. — Je n’imaginais pas que ça puisse fonctionner comme ça, une entreprise. — C’est pourtant la réalité. — Alors, ça veut dire que tous, vous jouez des rôles, tout le temps ? — Oui, j’en suis convaincu. Tu sais, dans l’entreprise où je bossais avant, en région parisienne, j’avais la responsabilité d’une équipe d’une douzaine de personnes. Chaque année, je devais faire ce qu’on appelle un entretien d’évaluation, qui permettait de décider des augmentations de salaire. C’était incroyable, la manière dont ces rendez-vous se déroulaient. Ce qui était déterminant, ce n’étaient pas les résultats du travail effectué par les uns et les autres, mais leur capacité à dire les choses. À se vendre, en quelque sorte. Il y avait notamment un type qui en foutait deux fois moins que les autres, c’était de notoriété publique ; eh bien, c’était toujours lui qui avait les meilleures appréciations, et, du coup, les plus grosses augmentations. — Mais c’est dégueulasse ! Pourquoi tu laissais faire ça ? — Je ne pouvais rien faire. C’était un comédien de première ! Il apportait toujours des arguments tellement bien ficelés que tu n’avais aucun moyen de le contredire. Pause rosé. Voilà, j’ai enfin pu raconter tout cela à quelqu’un. J’avais besoin de ne pas le garder pour moi tout seul. Mais je ne me sens pas plus serein pour autant. Qu’est-ce que Claire a vraiment compris ? Institutrice, elle vit hors de mon monde. Quelles représentations peut-elle s’en faire ? — Et toi, que penses-tu de tout ça ? — Tu sais, ce que tu me racontes, c’est tellement éloigné de ce que je connais ! Mes CE2 de la Duchère, au quotidien, c’est tout autre chose. Quant à mon entourage familial, mes parents et ma sœur sont aussi dans l’enseignement. Et mon ex était garagiste. Alors, tu vois ! — Oui, mais, dans ta classe, avec tes élèves, et aussi avec tes collègues, tu joues bien un rôle, non ? — C’est vrai que, quand je m’adresse à ces vingt-six gamins, j’ai un peu l’impression que je suis sur une scène de théâtre. Eux, ils sont le public. Mais ils ne le restent jamais longtemps. Je crois que, si tu te comportes avec des enfants en composant des rôles en permanence, tu te casses vite la figure : il y en aura toujours un pour te ramener à la réalité. Cela dit, tout ce que tu m’as raconté, c’est vraiment intéressant. Ça me donne une vision différente de ce que j’imaginais. Ça fait réfléchir… En tout cas, dis donc, qu’est-ce qu’il est bon, ce rosé ! — Oui, je crois qu’on n’aura pas de mal à finir la bouteille. Tant pis pour demain ! — Oh, pour moi, demain matin, c’est tranquille : demi-journée banalisée, toute la matinée en réunion avec l’inspectrice. Et en plus, on ne commence pas avant 9 heures. — Moi aussi, je pourrai me permettre d’arriver plus tard. Je compenserai en prolongeant un peu en fin de journée. — Dis-moi, je repense à ce dont nous venons de parler. Je crois que la différence entre nos deux boulots, c’est que toi, dans tes relations professionnelles, tu peux mener le jeu. Tu te mets dans un rôle, et les autres doivent s’adapter à toi. Dans une école primaire, tu ne peux pas fonctionner comme ça. Si tu veux que les enfants acquièrent les notions que tu es censé leur enseigner, tu dois essayer de comprendre comment ils marchent. C’est à moi de me mettre à leur portée, de m’adapter à eux. Pas le contraire. — Tu essaies de me faire comprendre que je suis un vilain petit canard égoïste centré sur lui-même, alors que toi, tu serais une jolie colombe altruiste installée en permanence dans l’écoute des autres ? J’ai prononcé ces mots en souriant. Je n’avais pas prévu que la discussion pourrait prendre cette tournure. Le raisonnement de Claire m’a un peu désarçonné. Pas prêt du tout à perdre la main. Pas l’habitude. — Qui vient de parler ? Patrick Lambrot, ou bien quelqu’un d’autre ? Qui lui ressemble, bien entendu ; suffisamment semblable au vrai pour être crédible. C’est bien ça ? Elle m’a répondu sur le même ton, avec cette douceur assortie d’une pointe d’ironie qui aide les mots les plus délicats à passer sans encombre. Je me sens pris à mon propre jeu. Et je constate avec étonnement que cela ne me gêne pas vraiment. Je pose tranquillement mes yeux au fond des siens. — Je ne sais pas. Tu as probablement raison. Mais, dans ma boîte, je n’ai pas le choix. Tu sais, dans le monde industriel, soit tu réussis, soit tu échoues. Et si tu échoues, c’est la porte. — Et la réussite, c’est quoi ? — Pour moi, dans le cas présent ? J’ai la cote auprès du grand directeur : cela pourrait se traduire par une promotion dans les mois qui viennent. Tu sais, c’est assez jouissif, en fin de compte ! Et pour toi ? — C’est quand un élève vient me montrer qu’il est heureux d’avoir appris quelque chose. C’est avec les gamins les plus en difficulté qu’on a les plus grandes satisfactions. Je crois que tu ne peux pas imaginer ce que c’est. — J’aimerais être une petite souris pour venir te voir un jour dans ta classe. Je crois que j’aurais beaucoup à découvrir. Je ne connais de l’école que ce que j’y ai vécu. C’est loin, c’est très flou. En fait, il ne m’en reste pas grand-chose. — Parce que tu n’avais pas de difficulté pour apprendre. Mais il t’en reste sûrement plus que tu ne le penses. Je verse le fond de la bouteille de rosé dans nos verres. La salle s’est vidée. Pepito est penché sur un journal, un crayon à la main. Mots croisés, ou le tiercé de demain ? Claire a posé sa main droite à côté de son verre. Ses doigts tapotent légèrement sur la table. Je savoure ce moment riche d’imprévu. Elle l’interrompt. Elle n’est pas du genre à lâcher le morceau. — Alors, pour toi, dans la vie, tout le monde joue un rôle. Ou même plusieurs. C’est cela ? — Oui. Silence. Je reprends : — Regarde autour de toi. Qu’est-ce que tu vois ? Claire se retourne, balaie le restaurant du regard. Et me délivre l’évidence de sa réponse. — Un homme. Il s’appelle Pepito. Il est tenancier de bar et pizzaïolo professionnel. — Un acteur ! Au-dessus de sa bedaine et derrière sa moustache, il s’est composé un personnage. Il le fait vivre tous les jours pendant les heures d’ouverture. Ici, tu ne connaîtras jamais de lui autre chose que le personnage qu’il te proposera de rencontrer. — Tu crois vraiment ? Monsieur Pepito ! Celui-ci se redresse et se tourne vers nous. — Vous avez fini la bouteille ? Vous en voulez oune autre ? — Non, non. Je voulais simplement vous poser une question. — Yé vous écoute ! — Vous avez déjà fait du théâtre ? — Dou théatre ? Mais y’en fais tous les jours, dou théatre. Qu’est-ce qué vous croyez qué yé fais ici ? Lé cuisinier ? Lé barman ? Non, ici, yé né fait qué dou théatre ! C’est ça qui fait vénir les clienté. — Merci, Pepito. Claire me gratifie d’une jolie petite grimace. Match nul ? ****
Ne plus penser à rien. Le sommeil me nargue. Il se moque de moi. Dans une espèce de double jeu par lequel il se détourne et me dévisage en même temps. Tourmenté. Tourmenté sans en appréhender la raison. Serait-elle si importante, cette question de la théâtralisation de nos comportements ? Après tout, je ne fais rien d’autre que ce que font la plupart des gens que je croise au quotidien. Chacun construit bien l’image de lui-même qu’il souhaite donner aux autres. Pas entièrement, bien sûr. L’hérédité a posé quelques marques, et l’éducation a fait son œuvre. Mais pour le reste ? Certes, j’en suis conscient, et je sais en jouer délibérément pour tracer ma propre voie. Est-ce cela qui m’a mis mal à l’aise lors de la discussion avec Claire ? Ce n’est quand même pas ma faute si toute la société fonctionne selon des critères de réussite individuelle qui incitent, qui obligent à donner aux autres la meilleure image de soi. Pour bien se vendre, au meilleur prix. Dans un jeu cynique où la moindre éraflure se paie cash. Ces critères de réussite, il n’est pas possible de s’y soustraire. En tout cas, pas dans ma situation. Sauf à en payer le prix fort. 42 ans, c’est la moitié du parcours. Le bilan me paraît tout à fait appréciable. Une famille aimante, qui tient la route. Une maison agréable, que beaucoup pourraient envier. Un parcours professionnel tout à fait digne de considération. Et, en plus, quelques modestes capacités de comédien qui me procurent du plaisir, et une certaine estime du public. C’est quand même pas mal, tout cela ! ****
Directeur adjoint. Putain de vie ! — Coucou, c’est moi ! — Waouh ! Julie sort de sa chambre en courant pour me sauter au cou. Nathalie s’approche. — Tu t’es fait virer, pour pouvoir rentrer du bureau à une heure aussi décente ? — Oui. Viré. Tu vois, ça n’arrive pas qu’aux autres ! — Si c’était vrai, tu ferais une autre tête. — Détrompe-toi. Viré ! Julie éclate en sanglots. Je la prends dans mes bras. — Ce n’est rien, Julie. Regarde ce que j’ai apporté. J’ouvre le sac en plastique qui pend à mon bras pour brandir, non sans une réelle fierté, une bouteille de champagne. Nathalie ne sait pas à quoi s’en tenir, et Julie hésite entre sécher ses larmes et continuer à les faire couler. — Ce soir, c’est la fête à la maison. Le repas est commandé : il sera livré à 19 heures 30. Dès que Thomas arrive, c’est apéro au champagne. Pour tous ! — Même pour moi ? — Oui, ma Julie, même pour toi. Je dois bien me faire pardonner de t’avoir fait pleurer pour rien ! — Et on peut savoir en quel honneur ? L’impatience de Nathalie. — Oui. Regardez-moi bien : vous ne trouvez pas que quelque chose a changé ? — Mis à part le fait que tu es rentré bien plus tôt que d’habitude, je ne trouve rien. — Mais si, maman, regarde sa tête à papa ! — Je ne vois rien. — C’est Julie qui a raison. J’ai changé de tête. Je suis allé cet après-midi chez un marchand de têtes et je lui ai dit : « Bonjour, monsieur le marchand de têtes, je voudrais changer la mienne. » Il m’a regardé et il m’a demandé gentiment : « Elle ne vous plaît plus ? » « Non, monsieur, j’en voudrais une autre. » Alors il m’a emmené dans sa réserve. C’est incroyable, il y avait des centaines de têtes, peut-être même des milliers. Alignées sur des étagères. De toutes les couleurs, de toutes les tailles, de toutes les formes. Et j’ai choisi celle-là parce qu’elle me plaisait bien. Et vous savez ce qu’il m’a dit, le marchand de têtes ? — Non, papa. Dis-nous ! — Il m’a dit : « Vous avez vraiment bon goût, monsieur. Vous avez choisi une tête de directeur adjoint. » Silence total. Je regarde Nathalie : elle n’en revient pas. Julie, elle, doit chercher à comprendre ce dont il s’agit. — Eh, c’est quoi, cette camionnette qui vient de se garer devant la maison ? Ils viennent livrer chez les Lambrot. Je leur ai dit qu’ils faisaient sûrement erreur. Y’a d’autres Lambrot dans le coin ? C’est Thomas qui débarque. Je me précipite dehors pour rattraper le traiteur, tout en criant à Nathalie de sortir les flûtes à champagne. Drôles de sensations. L’énorme satisfaction de gravir un échelon qui va compter dans ma carrière, qui va changer considérablement ma vie professionnelle. La sécurité matérielle en prime. Mais, en même temps, une difficulté à me sentir habité par une joie véritable. Ne suis-je pas en train de me forcer à afficher la bonne humeur – rayonnante – de circonstance ? Le champagne et les petits fours sont-ils vraiment ce dont je ressens le besoin maintenant ? Mais pourquoi, alors que tout est réuni pour que j’accède au bonheur suprême, cette impression diffuse qu’il n’aurait jamais été aussi loin ? ****
Traqué. Je suis un homme traqué. Je n’ai pourtant commis ni crime ni délit. Ma conscience est très claire sur ce point. Aucun juge ne peut se permettre de me convoquer, de m’interroger. Puis de réfléchir à mon cas avant de rendre son verdict. Pas le moindre crime ou délit à mon actif, mais je suis certainement coupable de quelque chose. Coupable de quoi ? Je le sais maintenant. Je suis coupable de flirter avec l’imperceptible. De m’en amuser, d’y trouver du plaisir, et même plus que cela : une raison de vivre. L’imperceptible. Il n’a aucun droit de cité. Dans un monde où l’essentiel se vit par l’image, il n’y a pas de place pour ce qui ne se voit pas. Ne s’imagine pas. Ne se comprend pas. L’autre a tout à fait le droit d’être autre, mais à une condition, incontournable, non négociable : il doit rester visible. Analysable. Toujours prêt à se soumettre au diagnostic. À l’expertise. Au crible de l’exigence de résultat. Un jardin secret ? Bien sûr ! Indispensable, mais strictement délimité par une clôture référencée, homologuée. Normalisée ISO, cela va de soi. |