Choc frontal,
roman paru en octobre 2012
Quelques extraits du roman

Je m’appelle Georges Moisson. Les copains m’appellent « le Geo ». Annette, ma femme, tout simplement « Geo » ou, plus rarement, Georges – cela dépend des circonstances. Pour le petit Quentin, je suis « Papy Geo ». Franck et Damien m’appellent « papa ».
Marielle, elle, ne m’appelle plus.
J’ai eu 57 ans le 6 mars dernier. C’était un samedi, il faisait très froid. Un temps sec et lumineux, un air cristallin. Je m’en souviens parfaitement.
Je travaille chez Chausserand, une entreprise de connectique. Je suis chef magasinier. Ceux des autres services disent que nous formons une bonne équipe. Je crois qu’ils nous jalousent un peu. Être chef, ça ne m’intéresse pas. Je m’en fiche. Il me reste quelques années à faire et j’espère pouvoir rester à ce poste jusqu’au bout. Pourquoi changer ?
J’ai deux passions : la pêche et quelques activités militantes.
J’aime bien aller au lac ou sur les berges de la Véranne. Je vais au lac quand j’ai besoin d’être au calme. La pêche dans les eaux de la Véranne, c’est un peu plus sportif : il faut les débusquer, les truites ! Changer souvent d’endroit, essayer dans les trous d’eau ou se rabattre là où le courant est plus fort. C’est qu’elles sont malignes, les garces ! Au lac, c’est différent : tu lances ta ligne et tu guettes les mouvements du bouchon flotteur. C’est comme cela qu’on pêche, par chez nous. Tu peux laisser tes pensées vagabonder, réfléchir à ce qui te préoccupe. J’aime bien penser, c’est agréable. Je crois que c’est pour cette raison que je suis devenu pêcheur. Ces temps-ci, c’est surtout au lac que je pêche.
Je n’ai jamais fait de politique. Mais je m’y suis toujours intéressé. Je ne supporte pas l’injustice. Pour moi, tous les hommes se valent. Un type bien, ce n’est pas quelqu’un qui est meilleur que les autres. C’est seulement une personne qui sait montrer ce qu’elle est capable de bien faire. La racaille ? Je n’y crois pas. Ces jeunes, ils sont surtout englués dans la misère, l’absence de perspectives, et ils ne savent pas comment s’en sortir. Enfin, c’est comme cela que je vois les choses. Dès que j’en ai eu l’âge, je me suis inscrit dans des associations. Je ne sais pas comment les qualifier : « humanitaires » est peut-être le terme qui convient le mieux, mais je n’en suis pas sûr. Depuis trois ans, je milite dans un comité de défense des sans-papiers. Je pense que cet engagement donne un sens à ma vie.
J’aime aussi bien rigoler avec des amis.
Je ne crois pas en Dieu, je suis athée. J’ai été élevé comme ça. Je n’ai jamais compris pourquoi les hommes avaient eu besoin de s’inventer des dieux. Pour comprendre le monde ? Et alors ?! Le monde, il est comme il est, c’est tout ! Ce sont les hommes qui le façonnent, qui sont responsables de ce qu’il devient. Jusqu'à présent, je n'ai prêté aucune attention aux dieux et je n'ai eu aucune difficulté à respecter ceux qui croient en eux. Maintenant, je considère qu’ils ne sont qu’une source d’embrouilles, une cause de malheurs. Et je sais de quoi je parle…
Je m’appelle Georges Moisson, j’ai 57 ans et je suis malheureux. Malheureux à un point comme je crois ne l’avoir jamais été dans ma vie. Ou alors c’est que je n’en ai pas le souvenir, mais ça m’étonnerait ; ce n’est pas possible d’oublier. Je me sens déchiré de l’intérieur. Brisé.
Cela fait bien cinq minutes que je fixe le bouchon de ma ligne. Cinq minutes que je le vois se faire titiller par un poisson – une truite ou un omble chevalier probablement –, certain qu’à un moment ou à un autre il va mordre, et qu’alors j’aurai juste à ferrer d’un coup sec et à ramener le poisson vers l’épuisette.
Le poisson a mordu, je n’ai pas bougé.
Je m’appelle Georges Moisson, je pense à ma fille Marielle et, assis au bord du lac, ce dimanche matin, je pleure.

*****

Annette apporte la cafetière et le sucrier, Damien distribue tasses, sous-tasses et petites cuillères. Je sers le café, puis, tel un magicien impromptu descendu de quelque nuage éthéré, je sors de ma poche une sucette parfum framboise que je tends à un Quentin ravi de l’aubaine. C’est le moment que Marielle choisit pour se lever. Elle attrape son sac à main et nous surprend en posant au beau milieu de la table une petite boîte de palets chocolatés.
— C’est pour vous, cadeau ! Avec le café, ça ne se refuse pas !
Damien émet un sifflement à réveiller les morts. Les remerciements d’usage viennent saluer ce geste inhabituel de la part de Marielle qui reste debout, le visage impassible, comme si elle guettait quelque chose qui ne vient pas et dont personne n’imagine rien. Je me sens gagné par le pressentiment que le moment pourrait se révéler moins anodin qu’il y paraît.
Je balaie d’un regard le tour de la table. Julia aide Quentin à déplier le papier de la sucette. Franck paraît absent, concentré sur ses doigts qui jouent à rassembler quelques miettes de pain en petits tas qu’ils dispersent aussitôt pour mieux pouvoir recommencer. Annette fixe Marielle, interrogative. Damien adresse un regard gourmand à la boîte de chocolats, hésitant à l’entamer.
— Allez-y, servez-vous, c’est pour accompagner le café. Je voulais vous dire que… enfin, je voulais profiter de cette occasion où nous sommes tous réunis pour l’anniversaire de papa pour vous annoncer une grande nouvelle.
Nous y voilà !
— Je vais me marier. L’été prochain.
Silence. Hormis Quentin qui s’emploie à lécher ses doigts collants de sucre tout en gardant la sucette à la bouche, personne n’en revient. Les visages oscillent entre la joie et l’étonnement. Sauf un : celui de Franck dont les doigts continuent à s’affairer sur la table. Cette scène, je la reverrai tant de fois par la suite. Annette ne peut résister.
— C’est vraiment une belle nouvelle, ma fille. On peut savoir qui est l’heureux élu ?
— Bien sûr. Vous ne le connaissez pas, c’est un étudiant que j’ai rencontré à l’école d’infirmières. Il est en troisième année, il s’appelle Saïd, il est marocain.
— J’espère que tu vas bientôt nous le présenter ! ajoute Julia, sur un ton où se mêlent complicité féminine et impatience.
Un flash. Rayon lumineux qui jaillit, puis s’efface aussitôt. Une bulle qui naît, grossit, avant de disparaître, sans prévenir. Un corps détendu sur la vague se crispant soudainement, sous l’effet d’une incompréhensible raison. Le sourire affiché sur mon visage s’est évanoui très vite, trop vite, pour laisser place à une sensation de malaise. Marielle et Franck. Le frère et la sœur jouant de concert une partition qui sonne faux, sans qu’apparaisse le moindre signe de communication entre eux. Marielle, toujours debout, le visage ni radieux ni détendu, comme il devrait l’être après une telle annonce. Franck, figé dans une posture si peu courante chez lui, doigts tétanisés et tête baissée. Ce moment comme suspendu me devient insupportable.
— Il vit en France depuis longtemps ?
— Non, Saïd est arrivé il y a un peu plus de deux ans. Sa famille habite à Bouskoura, à une dizaine de kilomètres de Casablanca. Il a obtenu une bourse pour suivre la formation d’infirmiers dans notre école, il a passé le concours d’entrée et il l’a réussi.
— Il est gentil, Saïd ?
Quentin n’a aucune envie de se faire oublier, alors il essaie de se glisser dans la discussion des grands. Marielle s’emploie à le rassurer – nous aussi, probablement.
— Bien sûr ! Tu verras, il adore les enfants ! Il est vraiment très gentil.
À peine l’ébauche d’un sourire.
— Je voulais aussi vous dire quelque chose d’important, de vraiment très important pour nous. Et pour moi. Saïd est musulman. Musulman pratiquant. Sa religion, l’islam, c’est quelque chose de fondamental dans sa vie. Cet engagement, nous avons décidé de le partager. C’est-à-dire que je vais me convertir à l’islam. Je vais devenir musulmane. C’est essentiel pour nous deux. Je sais que cela vous surprend, et même vous choque peut-être. Mais je vous demande de respecter cette décision que nous avons prise ensemble. Nous en avons longuement discuté tous les deux. Nous y avons beaucoup réfléchi. J’ai lu les versets du Coran que Saïd m’a donnés. Plusieurs fois. Je me suis sentie comme aspirée ; ces textes ont eu beaucoup d’écho en moi. Je n’ai pas le souvenir qu’une telle chose me soit déjà arrivée.
Un flot de paroles, un jet continu se déverse sur la table où subsistent quelques reliefs du repas d’anniversaire. Dans une élocution légèrement saccadée, tremblotante parfois, manquant visiblement de naturel, les mots défilent, donnant l'impression d'un mouvement implacable. Que rien ne saurait arrêter. Qui me dérange, qui me glace à l’intérieur. Qui me fait mal. Un doute m’envahit : ne serait-elle pas en train de réciter des phrases apprises par cœur ?
— Je crois que vous vous êtes souvent demandé ce que j’allais faire de ma vie. Cela vous a angoissés. Papa, tu m’as souvent posé la question. Tu ne comprenais pas que je change sans arrêt de filière professionnelle. Voilà, maintenant je sais. Je sais que je vais trouver dans la religion musulmane un sens à ma vie. Le respect des rites va m’obliger à me gérer autrement, à me sentir plus responsable. Parce que dans ma vie, désormais, il y aura les versets, et derrière ces écrits, un Dieu qui me guidera quand je serai dans le brouillard. Je ressens une grande force, que je n’ai jamais connue auparavant. La Marielle girouette qui vous a si souvent déroutés appartient désormais au passé. Je suis très heureuse depuis que j’ai rencontré Saïd. Je suis sûre que vous saurez l’accueillir dans la famille comme vous avez su le faire pour Julia. Nous aurons des enfants. Cela fera des cousins et des cousines à Quentin. Nous serons une belle famille. Une famille mélangée, avec des origines et des religions différentes. Nous serons riches de notre diversité.
Un discours. Un tract. Je reçois ces paroles comme si on m’assénait la lecture d’un tract. Qu’est-ce qu’elles viennent faire ici, chez moi, dans la salle à manger, aujourd’hui, jour de mon anniversaire qui devrait être de fête ? Tu parles d’une bonne nouvelle !
J’observe Annette, elle s’est blindée, son visage figé sous un masque de terre. Franck n’a pas bougé d’un millimètre. Julia est pâle, crispée. Damien, décontenancé. Je ne comprends rien à ce qui se passe, à ce qui m’arrive. Alors je me lève et, sans dire un mot, file vers les toilettes. En passant devant la salle de bains, je ne résiste pas à l’envie de m’asperger la figure d’eau fraîche. Quelques secondes plus tard, le visage dégoulinant, je me regarde pisser, cherchant le moyen de me détendre. Mais rien à faire. Respect des rites ! Ces trois mots se mettent à tourner en boucle dans ma tête et me donnent le vertige. Des images furtives me viennent à l’esprit… Je les refoule sans ménagement parce que je sais déjà qu’elles me sont intolérables. En me reboutonnant, je prends conscience que je suis dans l’obligation de dire quelque chose. C’est à moi et à personne d’autre que revient la responsabilité lourde, énorme, presque écrasante, de faire en sorte que notre bateau-famille n’explose pas, ne sombre pas, parce qu’il se mettrait à tanguer sur des vagues porteuses de valeurs étrangères à celles qui ont toujours été les nôtres. Dire les choses telles qu’elles doivent être, pour éviter la casse. Fragilité du funambule.
Quand je reviens vers la table, je constate que Marielle s’est assise. Chacun s’est réfugié dans son silence. Cette fois-ci, c’est moi qui reste debout.
— Marielle.
— Oui, papa ?
— Tu es ma fille. Notre fille, la sœur de tes frères, et nous t’aimons tous beaucoup. Tu es majeure, tu fais donc ce que tu veux de ta vie. Tu es libre de tes choix. Nous, nous avons le devoir de les respecter.
— Merci, papa.
Enfin un sourire.
— Mais j’ai une question à te poser et une chose très importante à te dire, que je veux que tu entendes.
— Je t’écoute !
— Je commence par la question. Sais-tu quel jour nous serons demain ?
— Lundi. Le 8 mars, je crois.
— C’est bien ça. Le 8 mars. La journée internationale des femmes. Sais-tu ce que signifie ce jour, ce qu’il représente pour des millions de femmes dans le monde ?
— Bien sûr ! C’est une journée pour rendre hommage aux femmes qui ont revendiqué leur liberté. La liberté de choisir leur vie. Et dans la vie, il y a les croyances.
Je réalise que je me suis engagé sur un chemin hasardeux. Plus funambule que jamais.
— Tu sais, Marielle, plus que pour la liberté, c’est pour leur dignité que ces femmes se sont battues et que certaines d’entre elles ont perdu la vie. La dignité, Marielle.
— Papa, ne te fais pas de souci pour moi. Tu me connais suffisamment pour savoir que je ne laisserai personne conduire ma vie, ni piétiner ma dignité. Manquerait plus que ça ! Vous pouvez me faire confiance là-dessus. Et la chose que tu avais à me dire, c’est quoi ?
— C’est très simple. Ici, c’est une maison laïque. Elle porte gravée dans ses murs les valeurs qui ont forgé l’identité de notre famille. Tes grands-parents, mais aussi tes arrière-grands-parents, que tu n’as pas eu la chance de connaître, ont porté la laïcité bien haut dans cette région où il est de tradition que les notables et les curés dictent leur loi, n’hésitant pas à utiliser le bon peuple, à l’asservir, pour satisfaire leurs intérêts particuliers. Imagine un peu les difficultés qu’ils ont dû affronter ! Les tracasseries, les sarcasmes, la haine des puissants. Mais ils ont tenu bon, jusqu’au bout de leur vie. Nous, leurs descendants, nous avons toujours mis un point d’honneur à rester en phase avec ce qu’ils ont été. Les valeurs qu’ils ont défendues ont constitué le ciment de notre famille. Nous avons tous le devoir de faire en sorte que ce ciment ne s’effrite pas. L’amour que nous nous portons les uns aux autres aurait trop à y perdre. C’est pour cette raison que je tiens à te rappeler aujourd’hui, autour de cette table qui nous rassemble, ce que tu sais déjà : notre maison est ouverte à tous. Lorsque des personnes frappent à notre porte, avant de les laisser entrer, nous ne leur demandons rien, ni sur leurs idées, ni sur leur appartenance politique, ni sur leurs croyances. Ce qui ne nous empêche pas d’en discuter, d’en débattre parce que, bien entendu, nous ne sommes pas toujours d’accord sur tout. Mais cela se fait dans un strict respect les uns des autres. Pour que tout le monde se sente bien ici, accueilli dans cet esprit d’ouverture, chacun est tenu d’abandonner à la porte ses drapeaux, ses slogans, ses bibles, et tout le tintouin. Tu nous informes de ta décision d’entrer en religion ; je t’en remercie et te le redis : nous la respectons et la respecterons. Je m’y engage. Mais dans cette maison, les dieux n’ont pas le droit de cité : ils restent soit dehors, soit enfermés à l’intérieur de soi. Pour ne pas gêner les autres. Pour ne pas les mettre mal à l’aise. On se comprend bien ?
Pas le temps de savourer la satisfaction personnelle d’avoir réussi à dire ce que j’avais sur le cœur, parce qu’alors tout s’enchaîne très vite. Notre fille se lève, attrape sa veste et son sac à main, puis sort en claquant vigoureusement la porte, rendant à peine audible le « Marielle ! » lâché par Annette. Une bouffée de colère m’envahit, me submerge, que je me sens incapable de maîtriser. Porté par cet élan incontrôlable, j’attrape la boîte de palets chocolatés, ouvre la fenêtre et la jette en direction de la silhouette qui s’éloigne. Celle de ma fille.
— Tes chocolats, tu peux te les garder ! Si tu croyais nous acheter avec ça, c’est raté !
Marielle ne se retourne pas. Je ferme la fenêtre et m’écroule sur une chaise. Je reste immobile, les mains recouvrant mon visage, dans un silence absolu. Combien de temps ? Je ne saurais le dire. La seule chose dont je me rappellerai, c’est que lorsque j’ai relevé la tête, Annette avait le visage inondé de larmes, et Franck et Damien se tenaient près d’elle. J’apprendrai que Julia et Quentin venaient de partir.
— Je crois que j’ai pété les plombs. Excusez-moi.
Franck se tourne vers moi. Je me lève, il me serre dans ses bras.
— Tu étais au courant ?
— Oui. Elle est venue vendredi soir à la maison, sans prévenir. Elle voulait me parler. À moi seul. Elle m’a tout raconté, puis m’a fait jurer de ne rien vous dire avant ce midi. J’ai essayé de la convaincre que ce n’était vraiment pas le meilleur moment pour faire une telle annonce, mais tu connais Marielle, quand elle a quelque chose dans la tête…
Je connais Marielle ? Non.
— Annette !
— Oui, Georges ?
— Il faudra que l’on comprenne un jour ce que nous avons raté dans l’éducation de nos enfants…
Et je sors, habité par ce pressentiment que désormais, je ne serai plus jamais tout à fait le même homme.